L’opération eut lieu une nuit de lune rousse.
Elle dura douze heures.
Je ne sentis rien. En montant sur la civière, j’avais eu la sottise de redouter l’endormissement alors que ce fut le réveil qui se montra douloureux. Le feu. Je revins à moi-même dans le feu. Tout le corps me brûlait. Mes membres étaient livrés aux flammes et, en plus, on me donnait des coups. À peine revenu à moi-même, je me mis à hurler.
Zeus et le docteur Fichet me piquèrent à la morphine. Cela m’accorda un vague répit pendant lequel la douleur demeura supportable. Mes cris descendirent de la plainte au halètement.
Quelques heures plus tard, l’incendie reprit.
Ils piquèrent de nouveau.
Je crois que je passai la première semaine ainsi. Une chair en feu arrosée à la morphine.
La deuxième semaine fut moins douloureuse, elle ne fut que fiévreuse. Je délirais. J’ouvrais à peine les yeux. Je tanguais. Les songes me ballottaient dans le lit comme les flots un bout de liège ; mes frères réalisaient mille mauvais tours sous l’œil de mes parents ; plusieurs fois ils me jetèrent même de l’acide prussique sur le visage parce que j’étais devenu beau ; je me réveillais en nage. Je n’avais plus une nette conscience du lieu où je me trouvais ; j’avais oublié que ma fenêtre donnait sur un colombier et les froissements d’ailes, les batteries d’envols, les roucoulements en coulées de vomis, tout ce remue-ménage se produisait, croyais-je, dans ma tête, sous mes bandages.
La troisième semaine, ma convalescence commença.
Zeus venait lui-même me soigner, nettoyant mes plaies, m’enduisant de pommades, renouvelant mes bandages. Avec ses précieuses mains d’artiste, il accomplissait les tâches les plus dégradantes. Il montrait une patience infinie. Il faut dire que, depuis l’opération, j’étais devenu sa passion.
– Incroyable ! Merveilleux ! Surprenant ! Inouï ! s’exclamait-il en me démaillotant et me talquant.
Chaque jour il s’émerveillait davantage devant moi. Sans nul doute, je tenais je ne sais quelle promesse. Il vantait l’harmonie, l’audace de ma personne. Cependant il me refusait encore le miroir. Plus que moi, il se réjouissait de mes cicatrisations, de la résorption de mes œdèmes, de la disparition de mes bleus. Lorsque je le voyais se régaler de mes progrès, je supposais qu’il souffrait autant de mes inflammations que moi-même. Il jubilait, il applaudissait, il exultait. J’avais le sentiment d’être une photographie qui apparaissait chaque jour un peu plus dans son bain révélateur.
– Tu es mon œuvre, mon chef-d’œuvre, mon triomphe !
Lorsqu’il me passait le baume cicatrisant à l’ortie parfumée d’arnica, il devenait lyrique.
– J’enfonce le monde entier. Je n’ai plus de concurrents. Je règne. Tu es ma bombe atomique. Plus rien, jamais, ne sera pareil après toi.
L’onguent me pénétrait. Une fraîcheur délicieuse me traversait. J’avais l’impression d’être rincé par l’eau d’une source. Il se délectait.
– J’enfonce même la Nature. Jusqu’à toi, je n’avais qu’elle comme rivale sérieuse. La Nature ! Cette fois, si maligne, si sournoise, si inventive, si futée soit-elle, elle est incapable de réaliser ce que je viens d’achever avec toi ! Recalée ! Inapte ! Pas assez d’extravagance.
– Suis-je beau ?
– Je t’ai créé pour embellir le monde.
– Suis-je beau ?
– Cesse ces banalités. Je n’ai pas voulu que tu sois beau, je t’en avais prévenu, j’ai voulu que tu sois unique, bizarre, singulier, différent ! Quelle réussite grisante ! Si tu te voyais, mon cher…
– Donnez-moi une glace.
– Pas encore. On n’entre pas dans l’atelier du peintre. Personne ! Pas même toi !
– À quoi est-ce que je ressemble ?
– Tu ne ressembles à rien de connu car l’art n’est pas imitation. Tu es mon geste. Tu es ma vérité.
Il brandit une photo de mes frères.
– La Nature, regarde ce à quoi elle arrive, la Nature, lorsqu’elle se dépasse : la beauté. Quelle misère ! C’est d’une banalité. Il n’y a rien de plus interchangeable que la beauté. Une rose, c’est beau. Dix roses, c’est cher. Cent roses, c’est ennuyeux. Mille roses, tu repères le truc, l’imposture éclate : la Nature n’a aucune imagination. Il m’est arrivé un jour de me trouver devant un champ de roses, oui, oui, un champ entier, des roses à perte de vue : c’est une épreuve épouvantable pour qui aurait gardé la moindre estime pour le talent d’artiste qu’on prête à la Nature. Nul ! De l’art industriel ! De la reproduction mécanique ! Tous les défauts se soulignent : la monotonie, la croyance en de vieilles recettes, la routine, l’incapacité totale à se renouveler. Regarde tes frères et suppose-les plus nombreux. Observe la pénurie de moyens : la peau rose, des lèvres rouges, l’iris bleu et les cheveux blonds… C’est confondant de médiocrité, pour un coloriste. Observe l’obsession maladroite de la symétrie : deux épaules, deux bras, deux mains, deux jambes, deux pieds… C’est d’une paresse totale, pour un sculpteur. Observe les pauvres échappées hors de la symétrie : le nez, la bouche, le nombril, le sexe, toujours au milieu, bien au milieu, et d’un seul trait… C’est d’une médiocrité consternante, pour un dessinateur. Moi, je ne mange pas de ce pain-là. J’innove. Je transcende. J’ouvre une voie. Sans moi, l’humanité ne serait pas ce qu’elle est.
Me contempler le mettait dans un état d’exaltation grandissante. J’étais si peu accoutumé à provoquer l’enthousiasme que je le soupçonnai, au début, de se moquer de moi ; puis je craignis qu’il n’exagérât, par cette complaisance qu’on met à rassurer les malades ; cependant, quand je vis croître et durer ses louanges, je cessai de me retenir et je m’abandonnai à la volupté d’être admiré. J’y pris goût. Certains jours, j’estimais que l’émerveillement ne se manifestait pas assez longtemps.
J’aurais voulu penser quelque chose de l’œuvre que j’étais devenu mais Zeus avait ôté tout miroir, tout objet métallisé ou vernissé dans lequel j’eusse pu m’apercevoir, et il prenait la peine de serrer mes bandages par des nœuds si complexes que je ne pouvais les défaire moi-même.
Le docteur Fichet passait chaque jour afin de constater mon rétablissement, en vrai comptable de la médecine. Je n’étais pour lui qu’une somme de chiffres qu’il consignait dans son carnet. J’avais beau le guetter, jamais il ne semblait éprouver la moindre émotion à ma vue. Cependant il sursautait chaque fois que je lui posais une question et il lui fallait alors trente secondes pour se remettre, une main sur le cœur, l’autre sur le front, avant de me répondre avec mauvaise grâce.
– C’est normal, m’expliqua un jour Zeus-Peter Lama. À la morgue il ne tripote que des cadavres.
Je comprenais pourquoi Zeus-Peter Lama lui accordait si peu d’attention et ne lui demandait pas son avis : il n’était qu’un exécutant dépourvu de la moindre sensibilité artistique. Je partageai bientôt son mépris pour cette cervelle savante et technicienne.
– Pourquoi avez-vous choisi Fichet ? demandai-je à Zeus-Peter Lama.
Celui-ci m’avisa avec surprise. Lui aussi était parfois surpris que je parle, surtout quand je posais une question, d’autant plus quand cette question témoignait d’une longue maturation mentale.
– Fichet ? Parce qu’il a un très bon coup de bistouri en tant que médecin légiste. Et puis surtout parce qu’il joue.
– Quel rapport ?
– Il a englouti des sommes faramineuses à la roulette. Il a trop de besoins pour avoir des scrupules. Il a la corde au cou.
J’avais du mal à croire Fichet passionné par quoi que ce soit. J’essayai de l’imaginer, tout rond, en train de suivre avec fièvre le trajet d’une boule. Quelle sottise ! Se perdre dans le hasard alors qu’il y avait l’art, Zeus-Peter Lama et moi ! Cet homme ne méritait pas de nous côtoyer.
Je bouillais de retrouver le monde. Zeus-Peter Lama avait beau m’offrir des heures de compliments, je souffrais de n’avoir que lui pour exister, d’autant que je percevais bien que ses éloges, en ricochant par moi, s’adressaient de plus en plus à lui. Puisqu’il était mon Bienfaiteur, je ne lui faisais pas grief de son autosatisfaction mais j’éprouvais tant d’impatience à recevoir des louanges toutes neuves que je m’appliquai beaucoup à me rééduquer à la marche et à la station debout.
– Alors, mon jeune ami, me dit un soir Zeus-Peter Lama, te sens-tu capable de sortir ?
– Oui.
– N’as-tu plus envie de mourir ?
– Non. Je désire trop savoir ce qu’on va dire de moi.
– Parfait, tu es guéri.